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Québec a-t-il perdu le contrôle de ses forêts?

15 mars, 2021  par Guillaume Roy



L’émission Enquête a réalisé un reportage-choc sur l’industrie forestière, la semaine dernière. Le Quotidien est allé vérifier auprès d’entrepreneurs et d’experts du milieu pour voir si Québec a perdu le contrôle de la forêt publique.

« Le reportage a fait ressortir tous les potentiels négatifs de la foresterie de manière sensationnaliste, estime Christian Messier, directeur scientifique de l’Institut des sciences de la forêt tempérée et professeur en aménagement forestier et biodiversité. C’est bien de critiquer, mais il faut aussi apporter des solutions. » Selon ce dernier, le reportage n’était pas balancé, présentant seulement un côté de la médaille.

Luc Bouthillier, professeur de politique forestière et d’évaluation environnementale au département des sciences du bois et de la forêt à l’Université Laval, estime que le reportage a mis sur la table un paquet de problèmes réels, mais il est aussi déçu qu’aucune solution n’ait été présentée. « Le reportage vient confirmer les préjugés de la population envers la foresterie, alors qu’il y avait une belle opportunité pour informer les gens », dit-il.

Selon François Laliberté, président de l’Ordre des ingénieurs forestiers du Québec (OIFQ), le reportage d’Enquête, auquel il a participé, a misé sur le sensationnalisme en omettant de présenter les nuances nécessaires pour bien comprendre les enjeux. « Il y a peut-être des problèmes de mesurage à certains endroits, mais le reportage donne l’impression qu’on se fait voler 25 % du bois, ce qui m’apparaît un peu gros. »

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Se fait-on voler 25 % du bois en forêt publique ?

Dans le reportage, un fonctionnaire au ministère de la Forêt, de la Faune et des Parcs (MFFP) avance que les entreprises forestières, qui sont responsables de mesurer le bois en forêt, éviteraient de déclarer jusqu’à 25 % du bois récolté. Ce faisant, l’État serait privé de revenus importants.

On récolte environ 0,5% des forêts productives chaque année au Québec. Archives Guillaume Roy.

«C’est impossible qu’il y ait des écarts aussi grands», estime Sébastien Dufour, le copropriétaire du Groupe Val, un entrepreneur général en foresterie qui récolte près de 700 000 mètres cubes par année. « On ne peut pas lancer des affaires de même sans preuve, dit-il. J’offre à l’émission Enquête de venir mesurer le bois en forêt, puis en usine, pour qu’ils constatent la différence. »

Avant qu’un peuplement soit récolté, le Ministère réalise des inventaires qui permettent d’évaluer la quantité de bois qui pourra l’être. Selon les secteurs, ces données sont établies en prenant des mesures sur le terrain, ou avec l’aide de cartes aériennes. L’implantation de la technologie de télédétection par laser, dénommé Lidar, au cours des dernières années, a grandement amélioré la précision des inventaires.

Par la suite, le bois est récolté par une abatteuse qui recueille une foule de données, dont le diamètre et la longueur des billots tronçonnés. Le bois est empilé par espèce au sol, avant d’être transporté sur le bord du chemin forestier. C’est à ce moment qu’un mesureur vient prendre un échantillon, pour calculer le volume et déceler des défauts dans le bois.

Une chargeuse forestière s’amène ensuite pour mettre le bois dans les camions qui iront à l’usine. Avant de partir avec son convoi, le camionneur doit obligatoirement obtenir une allégation de transport. Une fois arrivé à l’usine, le camion forestier doit se faire peser, ce qui constitue une autre contre-vérification. Tout ce processus assure un suivi serré du bois récolté dans les forêts publiques, soutient Luc Lebel, professeur au Département des sciences du bois et de la forêt à l’Université Laval, car il est possible de croiser les données pour faire des vérifications.

Sébastien Dufour explique que sa paye, et celle des entrepreneurs forestiers qu’il embauche, dépendent du volume de bois calculé par les mesureurs. S’il y avait des différences majeures entre les volumes coupés et les volumes calculés, ces derniers seraient les premiers à se plaindre.

Une abateuse forestière à l’oeuvre. Archives Guillaume Roy

D’ailleurs, les forestiers peuvent demander en tout temps d’aller faire des contre-vérifications en usine si les valeurs émises par le mesureur ne semblent pas conformes. « On n’a jamais eu de problème avec les volumes, mais on a fait quelques vérifications sur la qualité, et après vérification, les calculs étaient toujours conformes », explique Sébastien Dufour, qui fait confiance au professionnalisme des mesureurs. Les marges de profits sont déjà très minces, et s’il y avait une perte de seulement 5 %, plusieurs entreprises forestières auraient déjà fermé leurs portes.

« Si tu es une entreprise cotée en bourse, tu ne peux pas te permettre de te faire prendre à voler du bois en forêt publique », renchérit Luc Lebel.

« Ce n’est pas parce qu’une ou deux personnes au Ministère [NDLR : qui compte plus de 2000 employés en foresterie] veulent parler qu’il faut les croire nécessairement », ajoute Christian Messier.

Au-delà du mesurage, Luc Bouthillier souligne que le reportage aurait dû expliquer le système de fixation des prix du bois, qui permet de refléter le prix réel du marché grâce à un système de mise aux enchères. Ce système fait en sorte que les redevances payées sont en forte hausse, au cours de la dernière année, suivant la hausse des prix du bois d’œuvre.

Étant donné que les mesureurs sont des employés des industriels forestiers, c’est l’apparence de conflit d’intérêts qui pose problème, selon ce dernier. Si les mesureurs étaient embauchés par une firme indépendante, le système serait encore plus solide, assurant une plus grande confiance.

Pour éviter l’apparence de conflits d’intérêt, le mesurage devrait être confié à une entité indépendante, estime Luc Bouthillier. Archives Guillaume Roy.

Luc Lebel souligne aussi qu’il est possible d’améliorer le processus de mesurage grâce à l’utilisation des nouvelles technologies et de l’intelligence artificielle.

Un territoire plus morcelé

Au Québec, le documentaire L’erreur boréale a déclenché tout un tollé, qui a mené à la commission Coulombe. Le documentaire signé par l’artiste Richard Desjardins dénonçait les vastes coupes à blanc qui étaient en vigueur au début des années 2000.

Ce faisant, il faut construire plus de chemins pour aller chercher le bois, ce qui a mené à un morcellement du territoire. Après les coupes à blanc, le retour du balancier est allé trop loin et il faut désormais ajuster le tir, estime Christian Messier. « On devra revoir notre approche en faisant des coupes plus grandes et en fermant plus de chemins », souligne le professeur, qui supervise un étudiant au doctorat qui étudie sur le sujet.

Peu importe la solution qui sera retenue par Québec, « il va toujours y avoir du monde qui chiale », dit-il, car les différents acteurs sur le territoire ont des objectifs contraires, mais il faut travailler pour obtenir le consensus le plus large possible.

Il faudra faire une meilleure planification à long terme pour définir quel est le réseau de chemins forestiers optimal pour gérer la forêt, estime Louis Bélanger, professeur de génie forestier à la retraite et spécialiste des écosystèmes forestiers pour Nature Québec.

Plusieurs peuplements forestiers à l’état naturel sont dégarnis. Québec mise notamment sur le plein boisement pour augmenter la quantité de bois dans nos forêts. Archives Guillaume Roy.

« La question d’accès au territoire est très importante pour plusieurs personnes, dont les communautés autochtones, les villégiateurs, les chasseurs et les pêcheurs, mais une croissance incontrôlée de la quantité de chemins peut causer de sérieux problèmes écologiques », dit-il.

Produire plus de bois tout en protégeant plus de forêts

En décembre dernier, Québec a annoncé que 17 % du territoire est désormais protégé. La majorité des aires protégées ont été implantées dans le nord et plus de 80 projets régionaux ont été mis de côté, suscitant de la grogne chez les acteurs locaux qui travaillaient sur ces projets depuis plus de 10 ans.

Plusieurs acteurs du milieu estiment que ce dossier met en lumière le manque de transparence du MFFP. « Le Ministère est incapable d’ouvrir un dialogue franc et la gestion du dossier des aires protégées est pathétique », estime Christian Messier. Alors que Québec a refusé presque tous les projets d’aires protégées régionaux, les acteurs s’attaquent désormais à l’industrie forestière, un triste prix à payer pour l’inaction gouvernementale. Tous les acteurs devront faire des compromis pour une gestion optimale de la forêt et Québec devra aussi « mettre ses culottes », en protégeant des forêts productives, dit-il.

Louis Bélanger abonde dans le même sens, soulignant que Québec a perdu la confiance du grand public en refusant de faire des compromis. Ce dernier estime qu’il existe un manque de leadership au Ministère, minant sa réputation, et ce, particulièrement au cours des deux dernières années. « Quand la gestion devient une idéologie, pour ne pas perdre un mètre cube de bois, ça mène à des décisions stupides », décrit-il.

Il existe toutefois une opportunité en or pour le Québec, car en intensifiant la production forestière, il est possible de produire quatre ou cinq fois plus de bois dans certaines zones, souligne Luc Lebel. « Le rendement des forêts au Québec est de 100 à 125 m3/ha alors qu’il est quatre ou cinq fois plus élevé en Suède et en Nouvelle-Zélande », dit-il.

Il existe plusieurs manières de contrevérifier la quantité de bois livré aux usines, ce qui laisse croire aux spécialiste qu’il n’est pas possible de voler 25% du bois en forêt publique. Archives Guillaume Roy.

Avec sa stratégie de production de bois, Québec souhaite d’ailleurs augmenter les volumes de bois de quatre millions de mètres cubes d’ici 2025. Une partie de ce bois pourrait donc être alloué aux usines, et une partie pourrait compenser pour la perte de volume généré par la mise en place de nouvelles aires protégées dans la forêt commerciale, renchérit Christian Messier. « Il est possible de produire plus de bois tout en protégeant plus de forêts. On devrait s’engager dans ce processus-là de façon sérieuse », dit-il.

L’intensification forestière ne veut pas dire de faire de grandes monocultures, mais plutôt d’optimiser la production de bois, notamment en reboisant les zones moins denses, comme c’est souvent le cas en forêt boréale, et en misant sur des éclaircies précommerciales et commerciales. En fait, la stratégie de Québec vise à augmenter le nombre d’arbres en forêt, ce qu’on appelle de l’afforestation.

Québec : un cancre ou un modèle ?

Selon Luc Lebel, la foresterie québécoise fait partie des meilleures au monde, car elle favorise un retour des forêts à l’état naturel. D’ailleurs, 80 % des forêts québécoises repoussent par elles-mêmes et seulement 20 % des forêts sont reboisées, ce qui favorise le maintien de la biodiversité, tout en évitant les grosses monocultures et l’uniformisation des paysages.

Christian Messier, qui est reconnu comme un ardent défenseur des forêts, estime que bien qu’il y ait toujours des aspects à améliorer, plusieurs bonnes choses sont faites au Québec. Par exemple, plus de 85 % des forêts québécoises sont certifiées, un gage de suivi et de protection des milieux naturels, dont une forte proportion détient la certification FSC, la certification la plus exigeante au monde en matière d’environnement, dit-il. Selon ce dernier, le Québec fait beaucoup mieux que la Suède en ce qui a trait au maintien de la biodiversité, ou que l’Allemagne, qui produit beaucoup de bois dans de vastes monocultures. « On fait une foresterie beaucoup plus naturelle au Québec », ajoute-t-il.

Régions, PIB et carbone

Selon Luc Bouthillier, une partie des problèmes en foresterie pourrait être réglée en délégant la gestion forestière dans les régions, en rendant les gens imputables de leurs décisions. Pour y arriver, Québec devra faire preuve de leadership, dit-il. « Être un bon leader, c’est aussi déléguer les tâches aux acteurs les plus appropriés ».

Chrsitian Messier estime qu’on pourrait à la fois produire plus de bois et protéger davantage de forêts. Archives Le Progrès.

Cette décentralisation permettrait une meilleure concertation avec les acteurs du milieu, tout en réduisant les problèmes sur le terrain plus rapidement, par exemple pour rediriger un chemin forestier lorsqu’un cran de roche n’apparaissait pas sur les cartes.

Selon Luc Lebel, il faut aussi considérer le fait que le secteur forestier crée énormément de valeur pour le Québec, générant un PIB de 6,5 milliards de dollars.

De plus, la foresterie doit jouer un rôle essentiel dans la transition écologique pour réduire l’empreinte carbone des Québécois, estime Louis Bélanger. « Les produits du bois ont leur place comme produit renouvelable dans la transition écologique de notre économie. En plus du bois de construction, les produits du bois permettront aussi de remplacer les plastiques (de sources fossiles), avec la cellulose », dit-il.

Même si le reportage d’Enquête a semé la grogne chez plusieurs acteurs du secteur forestier, il a permis de mettre en lumière des enjeux importants et de lancer une réflexion pour continuer à améliorer la gestion de la forêt, conclut sagement Luc Bouthillier.

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La foresterie québécoise pour les nuls

Bon an mal an, on récolte environ 0,5 % des forêts productives au Québec. Si on pouvait représenter la forêt québécoise avec 1000 arbres, ça voudrait dire que l’on en récolte seulement 5 par année. Ce taux est plus faible que le taux de croissance naturel des forêts, ce qui assure une foresterie durable.

En 2019, 16,5 % des forêts étaient âgées de plus de 120 ans, 15,6 % avaient 90 ans, 22,5 % avaient 70 ans, 15,6 % avaient 50 ans, 10,7 % avaient 30 ans et 19,2 % avaient entre 0 et 10 ans, selon les données du MFFP. Ainsi, plus de 54 % des forêts ont plus de 70 ans.

Entre 1995 et 2017, le volume de bois récolté a chuté de 27,8 % au Québec. Cette baisse est notamment survenue à la suite de la commission Coulombe, en 2006, déclenchée après la diffusion de L’erreur boréale.

En 2017-2018, 21,4 millions de mètres cubes ont été récoltés en forêt publique et 6,2 millions de mètres cubes en forêt privée, pour un total de 27,6 millions de mètres cubes.

Au Québec, on laisse la forêt repousser d’elle-même dans 80 % des cas, après la récolte. Un suivi serré est fait pour assurer la régénération. On reboise donc 20 % des superficies récoltées.


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