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La nouvelle ère industrielle écologique

La chaleur et le CO2 provenant de l’usine de pâte de Produits forestiers Résolu alimenteront l’une des serres les plus efficaces du pays.

12 juillet, 2017  par Guillaume Roy



SAINT-FÉLICIEN – 48,65 ° Nord. Il fait -10 °C à l’extérieur et 30 cm de neige couvre déjà le sol. Il y a un peu plus d’un mois, une lumière orange intense est apparue dans le ciel de Saint-Félicien, montrant quelques signes de développement industriel. Mais oubliez les scieries ou les alumineries qui sont communes dans la région. Cette fois, il s’agit de concombres.

Et le projet est énorme. Un complexe de serres de 38 millions de dollars qui s’étend sur 8,5 hectares de terres. À l’intérieur, la technologie néerlandaise ultramoderne produit des résultats étonnants : 360 concombres y poussent par mètre carré, soit beaucoup plus que les 275 par mètre carré prévu. « C’est maintenant la serre la plus productive au Canada »,  a lancé Eric Dubé, directeur général des Serres Toundra, en se comparant à la productivité des serres du Québec (80 concombres par mètre carré) et à la moyenne canadienne (200 concombres par mètre carré). Cela signifie que la production, débutée en novembre dernier, devrait dépasser la projection de 45 millions de concombres par an.

L’esprit était à la fête lors de l’inauguration des serres le 14 décembre, car l’entreprise venait de créer près de 200 nouveaux emplois dans cette région rurale. Les investisseurs locaux, Eric Dubé, Caroline et Bertrand Fradette, ont pris le temps de remercier Richard Garneau, PDG de Produits forestiers Résolu (PFR), qui a non seulement cru au projet, mais qui a aussi convaincu son conseil d’administration d’investir dans le projet en devenant actionnaire des Serres Toundra à 49 %.

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Le premier ministre québécois, Philippe Couillard, qui est aussi le député local, a également joué un rôle clé dans le projet. « Les respon-
sables du gouvernement n’avaient jamais vu un projet comme celui-là avant et toutes les portes étaient fermées au début, même si je demandais, a-t-il dit. Nous devons utiliser cette histoire comme une étude de cas pour être plus ouverts à l’innovation, car nous avons de grandes occasions d’innover dans les zones rurales ».

En effet, le projet a dû traverser de nombreuses phases et d’innombrables embuches avant de récolter le premier concombre.

Un projet de longue haleine
Quand j’ai déménagé à Saint-Félicien, un village de 10 000 âmes à environ 450 km au nord de Montréal, en 2008, le parc agrothermique rêvé par le maire local, Gilles Potvin, était déjà un projet latent à la recherche d’un promoteur.

En fait, Gilles Potvin a commencé à y rêver en 1989, alors qu’il était le commissaire industriel de la ville. À l’époque, les résidus de bois étaient un problème et les entrepreneurs cherchaient des façons de les utiliser pour créer de la valeur.

C’est alors que l’idée de construire une usine de cogénération a surgi. Le plan : transformer les résidus de bois en puissance électrique. Une bonne idée… qui génère quand même beaucoup de gaspillage quand on sait que 80 % de la puissance générée est perdue sous forme de chaleur.

Gilles Potvin a alors proposé d’ériger un parc agrothermique aux côtés de l’usine de cogénération. La chaleur excédentaire pourrait alors être utilisée comme un levier de développement économique industriel pour développer un complexe de serres de 30 hectares et une zone industrielle de 20 hectares pour les produits forestiers.

Le projet semblait parfait, mais au fil du temps, les résidus de bois ont pris de la valeur au fur et à mesure ou les entrepreneurs ont trouvé de nouvelles manières d’utiliser les résidus du sciage. D’une valeur de 5 $/tonne lorsque l’usine a été construite en 2000, le prix des résidus de bois a atteint 18 $/tonne en 2006. Et puisque l’usine de cogénération a négocié un contrat de 25 ans avec Hydro-Québec à 6 cent/kW*h, la rentabilité de l’usine a grandement diminué, assombrissant les perspectives de projet à long terme.

En 2009, Saint-Félicien a tout de même reçu une subvention de 5 millions de dollars pour construire l’infrastructure de transfert de chaleur de l’usine de cogénération à un terrain de 28 hectares qu’elle a acheté à proximité de l’usine.

De nombreux promoteurs ont évalué le projet, mais aucun projet sérieux n’a abouti. Qui est vraiment intéressé à faire de gros investissements dans un complexe de serre qui dépend  d’une source d’énergie incertaine?

Mais tout a changé quand un gars de la ville, Eric Dubé, un investisseur de la Banque Royale de Montréal, a déménagé dans la région lorsque la banque investissait massivement dans l’achat de terres agricoles. Lorsqu’elle a été accusée d’accaparement des terres, la banque a arrêté son plan, mais Dubé est resté dans la région pour investir dans une entreprise de pommes de terre et d’autres projets agricoles.

Lorsqu’il a rencontré le maire, il a entendu parler du parc agrothermique, un projet important et ambitieux qu’il a tout de suite aimé. Il a ensuite convaincu des investisseurs locaux, Bertrand et Caroline Fradette, qui possédaient une scierie dans les années 1970, d’embarquer dans le projet.

En 2015, l’usine de cogénération a été mise en vente. Mais, pendant que les investisseurs se préparaient à faire une offre, Enel Renewable Energy a vendu sa centrale électrique de 21 mégawatts à Greenleaf Power.

Pour trouver une source d’énergie thermique fiable, ils ont décidé de regarder ailleurs. Où se trouvait une autre source de chaleur industrielle à proximité ? La réponse : à l’usine de pâte Kraft de Produits forestiers Résolu, à 15 km du centre-ville.

Lorsqu’Éric Dubé a demandé à Richard Garneau de le rencontrer en février 2014, ce dernier lui a offert 10 minutes pour présenter son projet. « Nous avons fini par passer une heure ensemble. C’était le début d’une relation fructueuse », a-t-il mentionné lors de l’inauguration.

Surpris par la proposition de cultiver des concombres avec les rejets de l’usine de pâte, Garneau a rapidement demandé : « Y a-t-il un marché ? » C’était le genre d’information dont il avait besoin pour convaincre le conseil d’administration de PFR de devenir actionnaire.

Et Dubé a répondu rapidement. En juillet, il est revenu avec la promesse d’achat de Sobey’s qui s’engageait à combler ses besoins en concombres des Serres Toundra après avoir rencontré Yvan Ouellet, le vice-président de la vente et de la commercialisation de Sobey’s. « Nous avons cru en ce projet audacieux et fou. Et aujourd’hui, on retrouve les concombres produits ici dans 450 points de vente dans la province », a déclaré M. Ouellet.

Dès lors, PFR a accepté de devenir actionnaire de 49 % des Serres Toundra et d’attribuer un champ adjacent à l’usine de pâte à papier pour le projet. Mais Garneau a aussi imposé quelques conditions.  Les partenaires locaux devaient élaborer un bon plan d’affaires et utiliser une technologie efficace et reconnue. La municipalité devait également être partenaire et la main-d’œuvre devrait être trouvée localement.

Si l’engagement de Sobey’s a aidé à trouver des fonds et un partenaire majeur, les difficultés n’étaient pas terminées. Par exemple, le zonage agricole devait être changé. L’acceptabilité locale a aussi été contestée lorsque le maire a proposé d’investir des millions de dollars dans les infrastructures pour acheminer l’eau jusqu’aux serres. Puis, les travailleurs de la construction ont protesté lorsque des travailleurs néerlandais spécialisés sont venus construire les serres.

Mais finalement, le projet a été réalisé selon l’échéancier et le budget prévus. Cela s’explique en partie par l’expertise des entreprises Kubo et Stolze, le consortium néerlandais qui a réalisé des projets de serres en milieu nordique, notamment en Russie, en Finlande et en Alberta. AAB, une société de conseil néerlandaise, a également supervisé toutes les étapes du projet.

« Nous sommes en mesure de fournir la meilleure technologie du monde, car nous avons beaucoup d’expérience et de connaissances sur les serres, note Peter van der Kraan, directeur financier de Kubo. Nous pouvons fournir la plus grande productivité au coût le plus bas. Nous pouvons également réaliser les projets très rapidement, comme dans ce cas-ci, un projet qui a été construit d’avril à novembre. Il faudrait 2 ou 3 fois plus de temps avec d’autres entreprises. » Kubo, qui a également travaillé sur d’autres projets à travers le Canada, a effectué un mandat d’environ 10 M$ aux Serres Toundra.

Dans les serres, un système informatique intégré contrôle plus de 700 paramètres environnementaux, allant de l’éclairage, de l’humidité, des engrais et des contrôles à la concentration en CO2. Pour améliorer la croissance des plantes, du CO2 provenant de la combustion du gaz naturel est injecté dans la serre, ce qui augmente les concentrations de 340 ppm à 800 ppm.

Mais ce n’est pas tout, puisque CO2 Solutions, une entreprise spécialisée dans la capture du carbone, construira leur premier projet commercial, d’une valeur de 7,4 millions de dollars, pour alimenter les serres avec 30 tonnes de CO2 par jour, l’équivalent de 2300 voitures au large de la route. Pour y parvenir, les gaz de la tour à chaux seront purifiés et le CO2 sera redirigé vers les serres. CO2 Solutions, qui dispose déjà d’une unité de démonstration de 10 tonnes par jour, utilise une technologie éprouvée à base d’enzyme, explique Evan Price, président et chef de la direction de la société. Le projet sera achevé en 2018.

Et ce n’est pas le seul sous-produit issu de l’usine qui sera utilisé dans les serres, puisque plus de 25 % des besoins énergétiques, fournis gratuitement proviennent de la chaleur dégagée dans les procédés de fabrication de la pâte. L’énergie restante provient des chaudières à gaz naturel TK Topboiler.

Autre aspect particulier dans les serres : les plantes se développent hors terre sur un substrat artificiel en laine de pierre, utilisé principalement comme support physique. Ces plantes, qui reçoivent 20 heures d’éclairage par jour, sont irriguées et fertilisées simultanément – une procédure appelée fertigation – et tous les éléments non absorbés sont recyclés.

De plus, 98 % de l’eau de précipitations est récupérée et stockée dans des bassins ou recyclée dans le système de recirculation. Les Serres Toundra n’utilise pas de pesticides et mise sur la lutte intégrée pour limité les dégâts des ravageurs.

Tout cela n’est que la première phase du projet de 100 millions de dollars qui pourrait couvrir jusqu’à 34 hectares au cours des prochaines années. Difficile à dire quand les prochaines phases seront construites, mais les promoteurs sont optimistes et d’autres légumes pourraient se frayer un chemin dans les serres.

Une autre bonne nouvelle pour les promoteurs : Subway a choisi les Serres Toundra comme fournisseur pour ses 600 restaurants québécois et 250 autres restos dans les maritimes. Un autre jalon qui permettra d’augmenter la proportion de concombres québécois qui atteignait à peine à 5 % sur le marché provincial avant le projet des Serres Toundra.

Pour Gilles Potvin, ce projet est plus qu’un rêve devenu réalité. Il illustre la naissance d’une nouvelle ère industrielle écologique, où les déchets peuvent créer d’énormes possibilités de développement économique.

Statistiques
Production annuelle prévue : 27 millions de concombres libanais et 17 millions de concombres anglais
Productivité prévue : 275 concombres/m2
Productivité réelle après 1,5 mois d’opérations : 360 concombres/m2
Note: la production de concombres libanais a arrêtée temporairement au printemps 2017, faute de main-d’oeuvre.


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